Le port. Si vous rencontriez Esther, c’est ce qui vous frapperait d’abord chez elle. Ce port, cette façon digne et élégante de se positionner dans l’espace. Ce serait aussi la droiture du regard,  celui qui jauge mais qui jamais ne juge. Ce serait la justesse du sourire, celui qui allie douceur et force, celui que l’on reconnait chez la femme qui a su apprendre à regarder, à nouveau.

Et enfin et surtout ce serait cette voix, celle de ces émotions teintées de peine et de joie, de force et mansuétude, que l’on peine souvent à mettre en mots et qu’elle sait mettre en notes, saisissant ainsi l’essence des ressentis, cette poésie qu’est la vie.

Lorsque l’on dit à Esther que sa voix déclenche chez ceux qui l’écoutent des frissons, leur rappelant des moments de vie, heureux et malheureux, elle sourit. Humble. Et vous regarde en vous disant que c’est un privilège, car c’est ainsi que parle la tangéra du tango avec lequel elle co-existe et se passionne depuis toujours, comme d’un privilège. Puis, elle sourit non sans un rire presque enfantin et ajoute  l’œil plein de malice « le privilège de l’âge, des femmes qui ont vécu ».

Certains diraient que chanter le tango, comme tout chant s’apprend et qu’il est question là de technique et de temps. Mais le tango comme tous les chants naissants hors des sentiers battus et de la cadence des convenances, issus des cales des bateaux jusqu’aux caves de Buenos Aires, ne s’apprend pas, il se vit. Il est de ces écoles de la vie, qui rendent plus fort et qui ne s’apprennent pas au conservatoire. Et c’est de cette école là dont Esther est issue.

Ceux qui la connaissent vous diraient que chacun de ses pas l’ont mené à ce répertoire musical si l’on peut en parler ainsi. Car c’est dans une Barcelone franquiste, qui ne voit pas d’un bon œil l’arrivée de réfugiés del Rio de la Plata, que son père, poète, militant pour la liberté des siens dans son pays d’adoption, l’Uruguay, viendra trouver refuge et rencontrera sa mère. Et c’est sur ce vent de liberté qu’Esther verra le jour avant de s’envoler vers cette accueillante France. Grandissant au son du bandonéon, elle est élevée dans une liberté d’expression ou l’art se mêle à la vie et où artistes de tous horizons : peintres, sculpteurs, musiciens viennent enchanter les uns et échanger sur le monde avec les autres.

C’est avec un regard plein d’émerveillement qu’elle se souvient de cette période juvénile, des premiers tourne-disques, révélant à ses oreilles les notes de Bach, Satie ou Carlos Gardel. Les années passants, c’est à l’Ecole du Cirque qu’elle décida de faire ses premières armes, dans cette exigeante école qu’est celui des itinérants. A la recherche du perpétuel équilibre entre art et vie, c’est au travers de performances artistiques, arpentant les chapiteaux, tantôt en funambule sur un fil, pendue à un trapèze ou évitant les lancés de couteau, qu’elle fit ses premiers pas sur une scène. Découvrant représentation après représentation, la relation privilégiée qui unit un artiste avec son public. Paris, Dakar, Venise, Damas, Athènes, Harare, Berlin, New-York, Montevideo, Buenos Aires… autant de rencontres, autant de villes sillonnées durant des années, qui l’ayant d’abord éloignées de sa ville d’origine l’y ramenèrent et la réconcilièrent avec ses premières amours, la musique.

Alors l’autre partie de sa vie ne sera que musique. Musique qu’elle apprend, qu’elle découvre, qu’elle appréhende. Qui la nourrit. Sans relâche, sans essoufflement, sans une plainte, Esther apprend avec une passion dévorante, elle rattrape le temps perdu et se délecte de cette Madeleine de Proust qui a le gout des notes de son enfance. C’est le chant lyrique, appris auprès de professeurs particuliers,  qui lui donnera l’exigence et la technique qui lui permettra quelques années plus tard de s’essayer à des répertoires plus audacieux.

Une voix de mezzo soprane et une ouverture à la multi-culturalité la conduisent naturellement à s’essayer à des chants venus d’ailleurs et c’est ainsi qu’elle rejoint un groupe de musique persane où son inassouvie envie de toucher du doigt, lui permet d’apprendre à élargir son spectre vocal et à développer des couleurs et une sensibilité auxquelles elle ne pensait pas avoir accès. Au sein de ce groupe très masculin elle apprend, elle s’apprend, se découvre puis impose, une sensualité d’abord mal dégrossie, jusqu’à devenir générosité.

Et arrivée à ce stade de son histoire, lorsque l’on lui demande « Et après ? ». Elle laisse un long silence et vous répond que comme un chacun, les étapes de la vie l’ont façonnées. Qu’un jour quelque chose se passe et que la vie n’aura plus jamais le même gout. Il ne sera pas plus aigre, pas plus doux, pas moins sucré ou trop acide. Il sera autre comme Esther est devenue autre. Que la perte d’un être cher vous rappelle à l’essentiel, qu’elle vous endurcie, vous forge, à être droite.  A s’en tenir à ce moment où tout a commencé. C’est ce jour là qu’Esther est née une seconde fois, Esther Dalezio. Et depuis le tango elle ne le chante pas, elle le vit et le raconte.

Amélie Borde

© Tango Récital